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29.
mars
2023

Le revers de la médaille

Durant sa carrière de curleur, Peter de Cruz aura vécu l’une des plus grandes joies que peut vivre un athlète d’élite: une médaille olympique. Mais entre victoire et défaite, ce sont parfois quelques centimètres qui font la différence. Une histoire de bonheur, de tristesse et de nouvelle identité.

«Gangneung Curling Centre. 23 février 2018. Nous entrons sous les applaudissements du public. Des proches venus de Suisse sont dans les gradins; ils sont bruyants. Et même le président du CIO est là, Thomas Bach. Avec Benoît Schwarz, Claudio Pätz et Valentin Tanner, nous nous apprêtons à jouer la petite finale des Jeux Olympiques d’hiver de PyeongChang, en Corée du Sud. La tâche ne va pas être aisée contre le Canada, la nation référence du curling mondial. Nous ne sommes pas favoris. Mais nous les avons battus quelques jours plus tôt, dans le tour qualificatif. Cela nous donne confiance.

“Les balayeurs peuvent parfois se sentir fatigués de leurs allers-retours sur la glace. Moi, c’est surtout la fatigue mentale qui me guette. ”

C’est parti pour plus de deux heures de match. En tant que skip, je suis responsable de notre stratégie. Je recommande les choix tactiques et oriente le jeu au niveau du balayage. Pour être concentré du début à la fin, je bois du café, m’assure que mon taux de caféine et de sucre reste élevé tout au long de la partie. Les balayeurs peuvent parfois se sentir fatigués de leurs allers-retours sur la glace. Moi, c’est surtout la fatigue mentale qui me guette.

Septième end. Nous menons 4-3. Nous sommes en contrôle mais cela ne m’empêche pas d’être tendu. Nous nous approchons des instants chauds, décisifs. Je suis un joueur qui a besoin de beaucoup parler pendant un match. À un moment, je suis tellement concentré sur ce que je dis que je ne prête pas attention à une pierre, juste derrière mon pied. Je recule et là «boum»: la chute! Je me retrouve les fesses au sol. Heureusement, plus de peur que de mal. Je ne veux pas que ce moment se transforme en symbole et titre de journal: «Peter de Cruz & Co tombent contre le Canada!» Je me relève et nous marquons deux nouveaux points.

“Les 5 pour cent de probabilité de perdre me terrorisent.”
Dans le sport, il arrive parfois de tomber. Heureusement pour Peter de Cruz, cette chute-là n’a pas eu de conséquence fâcheuse. (Keystone-ATS)

Dans le sport, il arrive parfois de tomber. Heureusement pour Peter de Cruz, cette chute-là n’a pas eu de conséquence fâcheuse. (Keystone-ATS)

Huitième end. Nous menons 6-3. Dans ma tête, j’effectue un rapide calcul. Nous sommes très proches de la victoire. Je connais par cœur les probabilités en curling. À ce moment du match, avec un tel score, notre chance de remporter le bronze est d’environ 95 pour cent. Mon niveau de nervosité augmente encore d’un cran. La plus grande tension de toute ma carrière. Dans ce contexte, contre une aussi bonne équipe, nous ne sommes pas à l’abri d’une mauvaise surprise. Les 5 pour cent de probabilité de perdre me terrorisent. J’ai chaud, mon pouls est haut, c’est étrange, j’ai l’impression de ne pas tout à fait être là – je suis comme hors de moi. Les Canadiens marquent deux points et reviennent à 6-5.

Dixième end. Nous menons 7-5. Chaque équipe a encore une pierre à jouer. Mais ce n’est pas mon bras qui va faire la différence. C’est Benoît qui a notre avenir entre les mains. S’il réussit le coup parfait, nous aurons gagné. J’essaie de le guider au mieux, de l’aider à rester dans sa bulle. De l’extérieur, c’est encore plus dur à vivre. Mais Benoît, lui, comme toujours, reste calme. Il s’élance, lâche sa pierre et là, je me dis: «Oh non! Ce n’est pas vrai, il a loupé son coup!» Heureusement, je me suis trompé. À 40 mètres de distance, il n’est pas toujours facile de voir tous les détails. Je le réalise enfin: nous avons gagné, nous sommes médaillés olympiques!

Comme des superstars

Nous explosons de joie, nous sautons dans les bras! Je me mets à pleurer. Nous étions idéalement placés durant presque tout le match, mais la tension et la peur de perdre m’ont épuisé. Je suis tellement soulagé!

Quelques secondes après la victoire contre le Canada: le soulagement est grand. (Keystone-ATS)

Quelques secondes après la victoire contre le Canada: le soulagement est grand. (Keystone-ATS)

Mais pas le temps de réfléchir. Nous prenons quelques photos et c’est l’heure des interviews. De nombreux journalistes nous attendent. Pourtant, en entrant dans la zone des médias, la première personne que j'aperçois n’est pas un journaliste. C’est notre conseiller fédéral et ministre des sports, Guy Parmelin. Je suis surpris, ça me fait rire, me fait plaisir. Il est l’un des premiers à nous féliciter.

“Je me dis alors que Benoît et moi avions raison, quelques minutes après notre victoire contre le Canada. Nous nous étions regardés et dit: «Nos vies vont maintenant changer».”

En arrivant à PyeongChang, nous l’avions déjà noté: les Jeux Olympiques constituent un événement à part. Rien à voir avec les Championnats d’Europe ou du monde. Depuis le début du tournoi, des personnes s’occupent de tout pour nous. On se sent comme des superstars. Et avec cette médaille, nous avons rendu fier un pays tout entier. Je le réalise encore plus dans les heures et les jours après notre victoire. Notre programme? Des dizaines et des dizaines d’interviews, de messages, d’appels, d’offres. De retour en Suisse, une foule nous attend à l’aéroport. À notre niveau, cette sollicitation nous paraît énorme. Je me dis alors que Benoît et moi avions raison, quelques minutes après notre victoire contre le Canada. Nous nous étions regardés et dit: «Nos vies vont maintenant changer».

Célébration à la House of Switzerland. De g. à d.: Dominik Märki (remplaçant), Claudio Pätz, Valentin Tanner, Benoît Schwarz et Peter de Cruz. (Keystone-ATS)

Célébration à la House of Switzerland. De g. à d.: Dominik Märki (remplaçant), Claudio Pätz, Valentin Tanner, Benoît Schwarz et Peter de Cruz. (Keystone-ATS)

La fête est finie

Quatre ans plus tard. Le 16 février 2022. Nous sommes cette fois-ci à Pékin. Aujourd’hui, nous allons affronter les hôtes de ces Jeux Olympiques, la Chine. Avec trois victoires et une défaite en quatre rencontres, notre tournoi avait mieux débuté qu’en Corée du Sud. Malheureusement, les choses se sont gâtées par la suite. Nous venons d’enchaîner trois revers en trois matchs. C’est simple, nous n’avons plus le droit à l’erreur. Si nous perdons, nous rentrons à la maison.

Nous ne connaissons pas du tout l’équipe chinoise. Nous ne les avons jamais affrontés. Selon les rumeurs, ils ont travaillé comme des fous durant les dernières années, pour briller lors de leurs Jeux. De notre côté, notre groupe est resté plutôt stable depuis PyeongChang. Le seul à avoir quitté le navire est Claudio Pätz. Nous l’avons remplacé par Sven Michel, un autre curleur très expérimenté.

Nous entrons sur la glace. Comme à PyeongChang, les conditions de jeu sont parfaites. En revanche, cette fois-ci, les spectateurs ne font pas grand bruit. À part quelques officiels et invités, il n’y a pas de public. Entretemps, la pandémie de COVID-19 est passée par là. Il faut bien l’avouer, elle est bien loin la fête que représentent d’habitude les Jeux Olympiques! Mais je ne plains pas, c’est pour tout le monde pareil et nous sommes bien entendu heureux d’être là.

La partie débute. J’ai un sentiment bizarre. Nous jouons très bien – peut-être notre meilleur match du tournoi –, mais eux jouent de manière incroyable. La perfection. J’ai l’impression de revivre nos rencontres précédentes. Nous ne sommes pas mauvais, mais il nous manque le petit brin de chance qui fait parfois la différence – celui que nous avions à PyeongChang. Et dès que nous commettons la moindre demi-erreur, nos adversaires nous punissent directement, ne nous laissent pas respirer.

“Quelques centimètres seulement et c’était fini pour eux. ”
Très concentré, Peter de Cruz dirige ses coéquipiers. (Keystone-ATS)

Très concentré, Peter de Cruz dirige ses coéquipiers. (Keystone-ATS)

Dixième end. Malgré le niveau extraordinaire des Chinois, nous sommes tout à fait dans le match. Nous menons 5-4. J’y crois. En revanche, la Chine a l’avantage de l’ultime pierre. S’ils parviennent à marquer deux points, ils nous passeront devant et briseront nos rêves de nouvelle médaille olympique. Benoît s’élance pour sa dernière pierre. Malheureusement, il manque quelques centimètres à celle-ci pour rendre la tâche impossible à la Chine. Quelques centimètres seulement et c’était fini pour eux.

Le joueur chinois s’élance. Le coup n’est pas facile. Mais à nouveau: la perfection. Deux points pour eux. Nous sommes éliminés. Je n’y crois pas. Ce n’est pas possible! Depuis le début du tournoi, nous avons passé plus de 15 heures sur cette glace, et finalement, tous mes espoirs se sont envolés en quelques secondes. Je suis énervé. Je suis frustré. Les Chinois ont joué le match de leur vie: 95 pour cent de pierres réussies. Bravo à eux! Nous pourrions faire pâle figure avec nos 84 pour cent sur l’ensemble du tournoi. Et pourtant, c’est exactement le même pourcentage qui nous avait permis de gagner le bronze à PyeongChang.

De retour au village olympique, nous sommes assis autour d’une table, en silence. On nous annonce le programme du lendemain: «Après votre dernier match, le matin, vous ferez vos valises et partirez le soir.» En raison de la pandémie, on ne nous laisse pas le choix: nous ne pourrons pas vivre d’autres compétitions ou la cérémonie de clôture. La pilule est encore plus dure à avaler.

Le lendemain, nous remportons une victoire «pour du beurre» contre les futurs champions olympiques, la Suède. Génial. À la fin du match, je me mets à pleurer. Comme à PyeongChang. Mais de tristesse, cette fois-ci. Personne ne le sait vraiment, mais je songeais déjà à une éventuelle fin de carrière depuis un certain temps. Je ne voulais pas finir ainsi. Cette pensée me rend inconsolable. Notre parcours ensemble a été si beau, sur près de 15 ans: une médaille olympique, quatre mondiales, trois européennes. Pratiquement à chaque événement majeur, nous montions sur le podium. Pas cette fois. Et c’était ma dernière.

Les Jeux Olympiques 2022 sont terminés pour Peter de Cruz et son équipe. La déception est immense. (Keystone-ATS)

Les Jeux Olympiques 2022 sont terminés pour Peter de Cruz et son équipe. La déception est immense. (Keystone-ATS)

“J’ai l’impression d’être une bête de foire qu’on est venu observer. ”

C’est l’heure d’expérimenter le revers de la médaille, exactement l’inverse de PyeongChang: aucune célébration, pas d’intérêt médiatique, peu de messages, peu d’appels, pas de «business class» dans l’avion. À l’aéroport de Genève, seules ma fiancée et la compagne de Valentin nous attendent. Personne d’autre.

Les jours qui suivent sont horribles pour moi, les plus difficiles de ma vie. Je tombe dans une profonde morosité. Je n’ai plus de motivation, plus rien. Nous jouons les Championnats de Suisse, mais nous perdons tous nos matchs. Les spectateurs présents sont heureux de voir l’équipe qu’ils regardaient à la télévision, il y a quelques jours encore, aux Jeux Olympiques. Mais je n’arrive pas à sourire. Je ne peux pas faire semblant. J’ai l’impression d’être une bête de foire qu’on est venu observer.

Les semaines d’après sont toutes aussi noires. J’ai du mal à me lever le matin, je ne vois plus grand monde et je ne sais pas ce que je souhaite faire de mon avenir.

Une nouvelle identité

Mars 2023. Une année après la désillusion de Pékin. Mais ne vous inquiétez pas pour moi: j’ai digéré toutes ces émotions négatives, depuis. Je vais bien, j’ai retrouvé le sourire! Entretemps, je me suis marié. Et j'ai gardé un pied dans le curling. Je m’occupe désormais de la gestion du Club Trois-Chêne de Genève. En marge de cela, je donne aussi quelques cours de curling et je suis une formation en préparation mentale. Cet aspect du sport me passionne.

“ À chaque rencontre, je retirais un petit point positif. Ça m’a fait beaucoup de bien.”

D’ailleurs, à propos de mental, quand je repense à ces moments difficiles, après Pékin, je me dis: heureusement que j’ai vécu cela à plus de 30 ans – et non quatre ans plus tôt. Mon expérience m’a aidé à gérer cette crise. Au lieu de m’isoler, comme on a tendance à le faire dans ces cas-là, j’ai rapidement commencé à revoir des amis, des personnes que je n’avais pas vues depuis longtemps. Parfois, je sortais me promener tout seul, aussi, et des gens me reconnaissaient, ou je croisais des connaissances. À chaque rencontre, je retirais un petit point positif. Ça m’a fait beaucoup de bien.

Peter de Cruz et son épouse, lors de leur mariage, en août 2022. (màd)

Peter de Cruz et son épouse, lors de leur mariage, en août 2022. (màd)

Je n’utiliserais pas forcément le terme «dépression» pour décrire les sept ou huit semaines qui ont suivi mes Jeux Olympiques 2022. Je pense que les dépressions durent souvent plus longtemps. Reste que le processus que vit un athlète à la fin de sa carrière peut être un vrai défi. Dans mon cas, mon cheminement n’est pas encore totalement terminé. Je me crée gentiment une nouvelle identité. Pendant des années, je me voyais uniquement comme un joueur de curling. Rien d’autre. Mais désormais, je le sais, je suis bien plus que ça. Et je peux toujours rester un supporteur de curling. Sur mon petit écran, je vais suivre avec grand plaisir mes anciens coéquipiers aux Championnats du monde 2023 à Calgary. Je leur souhaite de vivre de nouveaux beaux succès – et le bon côté de la médaille.»

Enregistré par Fabio Gramegna (Collaborateur Médias de Swiss Olympic)

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Sans filtre – Histoires du sport suisse

Sur le blog «Sans filtre – Histoires du sport», des personnalités du sport suisse racontent avec leurs propres mots des moments extraordinaires et des expériences marquantes. Des victoires et des défaites, dans la vie, comme dans le sport. Nous serions heureux de recevoir des suggestions de bonnes histoires, y compris les vôtres: media@swissolympic.ch