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31.
mai
2023
Image : Keystone | Peter Klaunzer

«Vous devez montrer aux joueurs que vous aussi, vous êtes un être humain et pas un simple poteau»

Alain Bieri, 44 ans, a arbitré 230 matches de Super League jusqu’à la fin de l’année dernière et travaille aujourd’hui comme coach d’arbitres. Il revient ici sur les heures les plus délicates de sa carrière, les dilemmes auxquels il a été confronté dans la surface de réparation, les changements de focalisation dans la formation et le flair de la VAR.

«23 février 2020: Dernier match avant l’annulation de la saison à cause du coronavirus, FC Saint-Gall contre Young Boys, les deuxièmes contre les premiers, près de 20 000 personnes dans le stade. Nous sommes dans le temps additionnel, Saint-Gall mène 3-2, il y a eu beaucoup de buts, de grandes émotions, ce fut un grand match. Nous, les arbitres, avons joué notre rôle. Personnellement, je pense que c’est l’une de mes meilleures performances de la saison. Même avec du recul.

Mais voilà que le ballon touche la main d’un Saint-Gallois dans la surface de réparation et les choses dégénèrent. Je ne vois pas la main – c’est ma faute –, mais la Video Assistant Referee (VAR) se manifeste: penalty pour YB. YB manque son coup. Le stade est en extase. La VAR se rappelle à nouveau à mon oreille: le gardien a dépassé sa ligne de but, l’arrêt n’est pas valable. Je décide sans me laisser influencer par mes émotions, je me contente de faire mon travail, tout simplement, et je n’ai pas d’autre choix que de faire rejouer le penalty. Cette fois, les Bernois marquent, à la 99e minute de jeu. Le match se termine sur le score de 3 à 3, et Saint-Gall explose.

Les joueurs et le staff me tombent dessus. Les insultes fusent. Les supporters dans les gradins se déchaînent. J’explique ensuite la situation dans une interview télévisée, en dialecte. Mon bernois alimente les théories des personnes en colère provenant de Suisse orientale. Ce n’était pas malin de ma part, le bon allemand aurait été plus neutre. Le soir même, quelqu’un trouve mon numéro de portable et le publie sur un forum de supporters de Saint-Gall. Il s’ensuit une nuit de harcèlement téléphonique et un flot de messages de menaces de violence pendant plusieurs jours. Après une semaine, la tempête s’apaise.

La phase finale à voir dans cette vidéo.

“Parce que tout le monde sait que c’est Bieri qui a été à l’origine de l’énorme drame de Saint-Gall.”

Oui, ça fait mal. Et bien sûr, on se sent traité injustement, d’autant plus que je n’avais commis aucune erreur dans ce cas, pas plus que durant tout le match, mis à part la main omise des YB, mais c’était à l’avantage de Saint-Gall. Votre nom est terni, même au sein de la corporation des arbitres. Parce que tout le monde sait que c’est Bieri qui a été à l’origine de l’énorme drame de Saint-Gall. Ne vous méprenez pas: comme tout le monde et comme tous les arbitres, j’ai fait des erreurs, mais pas lors de ce match.

Plus tard, lorsque j’ai été à nouveau convoqué pour un match du FC Saint-Gall, cela a soulevé un nouveau vent de tempête. J’ai à nouveau reçu des menaces. Le message était clair: si tu déconnes encore, ça va barder. Un jour, j’ai réalisé que je ne voulais plus m’exposer à cette pression. Et que je ne pourrais plus diriger des matches du FC Saint-Gall sans penser tactiquement, dans le sens: est-ce que je peux prendre cette décision ou est-ce que je risque d’avoir des problèmes? Je risquais donc d’arbitrer en faveur des Saint-Gallois pour me protéger. J’ai donc décidé de ne plus arbitrer de matches du FC Saint-Gall.

Ce genre de situation se produit régulièrement sur les terrains de football suisses. Ce récit illustre certains défis, certaines évolutions. Les émotions, belles ou difficiles, jouent un rôle important dans ce cadre. La VAR aussi. Voici quelques réflexions sur certains de ces thèmes.

Saint-Gall et Bieri: une histoire sans fin heureuse. Ici, lors d’un match disputé en mars 2016

Saint-Gall et Bieri: une histoire sans fin heureuse. Ici, lors d’un match disputé en mars 2016

L’impartialité

C’est le reproche adressé depuis toujours à tous les arbitres. Qu’ils arbitrent contre ou en faveur d’une certaine équipe. La vérité, c’est que c’est complètement inimaginable. Un arbitre pense à sa carrière et à sa réputation. La concurrence est rude et il faut être irréprochable pour atteindre la plus haute ligue. Comme les équipes, nous voulons évoluer au niveau européen et nous travaillons dur pour atteindre nos objectifs. Certes, je suis originaire du canton de Berne. Cela dit, quand j’étais enfant, je ne supportais pas YB, mais une autre équipe suisse. Que j’arbitre également parfois. Mais j’ai changé de perspective quand j’ai commencé à arbitrer. Ce n’est d’ailleurs pas difficile car, pendant un match, les arbitres voient simplement les choses autrement que les supporters.

Les émotions des autres

Les émotions fortes font partie du sport et de son énorme pouvoir d’attraction. Les revers de la médaille, à savoir des explosions incontrôlées de sentiments négatifs, sont bien connus. Je pouvais comprendre la colère des Saint-Gallois dans la situation de l’époque. Malheureusement, cela prend parfois des proportions malsaines. Mais je me dis qu’il vaut mieux que ces personnes évacuent leur frustration au stade plutôt qu’à la maison. Cette vision des choses m’a aussi aidé à ne pas laisser leurs réactions m’atteindre.

En revanche, je me dois de gérer différemment les émotions des joueurs et des entraîneurs. Il arrive que certaines personnes ne parviennent pas à maîtriser leurs émotions. Mais si elles regardent ensuite en arrière avec une certaine distance et avouent avoir réagi de manière excessive et s’excusent, je trouve que c’est pardonnable, cela fait partie de la vie et du sport. L’année dernière, par exemple, j’ai arbitré Sion contre Lucerne, un match riche en émotions avec trois cartons rouges contre Lucerne. Le défenseur de Lucerne Mohamed Draeger, encore plein d’émotions, s’est ensuite plaint de moi lors d’une interview télévisée. Quelques mois plus tard, dans le cadre de mon dernier match, il est venu me voir, a ri avec moi en signe de réconciliation et m’a pris dans ses bras.

Un joueur voit rouge, puis il s’excuse: carton rouge contre Mohamed Draeger du FC Lucerne, août 2022.

Un joueur voit rouge, puis il s’excuse: carton rouge contre Mohamed Draeger du FC Lucerne, août 2022.

J’ai du mal lorsque les gens utilisent ces émotions de manière consciente et calculée pour obtenir un avantage. Ce n’est pas sportif. Des joueurs qui te balancent des commentaires cyniques à chaque coup de sifflet pour faire monter la pression. Des entraîneurs qui, après le match, rejettent la responsabilité sur l’arbitre lors d’une interview au lieu de faire leur autocritique. Avec le temps, tu sais qui appartient à quelle catégorie.

Ses propres émotions
Personnellement, je ne suis pas une personne émotive, ce qui m’aide dans de nombreuses situations. Je me suis rarement senti nerveux, je suis toujours arrivé à faire abstraction de beaucoup de choses et à me concentrer entièrement sur ma tâche, même lorsque le stade était en ébullition. Parmi les arbitres, certains sont émotifs, mais ils ont d’autres atouts. Un arbitre qui explose tel un volcan n’ira toutefois pas loin.

Moi aussi, il m’est arrivé d’être constamment attaqué verbalement tout en étant conscient que mon arbitrage n’avait pas à être remis en question. Dans ces cas, après le match, tu finis par balancer tes chaussures de foot dans un coin du vestiaire en criant: bordel, quelle journée de merde! Parfois, il est sage de montrer ses émotions pendant le match pour signaler aux joueurs que vous aussi, vous êtes un être humain et pas un simple poteau sur lequel tout le monde peut venir cracher son venin. Ma stratégie, qui a généralement fait ses preuves: dire à un joueur en privé quand il a dépassé une limite, et ce de manière claire et précise: «Tu m’ennuies, je ne peux pas me concentrer si tu me farcis les oreilles tout le temps». Exprimer son ras-le-bol sert aussi de soupape. Jurer à voix basse était une autre de mes stratégies pour laisser sortir certains sentiments pendant un match. C’est important, sinon le risque de prendre de mauvaises décisions sous l’effet de l’impulsion augmente. Mais cela reste un acte d’équilibriste, car vous devez réprimer une partie de vos émotions pour conserver votre souveraineté.

Vers la fin de ma carrière, ces deux ou trois dernières années, j’ai senti que je devenais plus susceptible. J’avais notamment tendance à m’irriter lorsque les remontrances des joueurs, des supporters et des médias étaient suivies de critiques internes. J’ai donc parfois rendu la pareille et j’ai compris qu’il était temps d’arrêter. Mon expérience avec Saint-Gall y est certainement pour quelque chose. Mais l’année prochaine, j’aurais de toute façon dû me retirer en raison de la limite d’âge de 45 ans. Mon retrait a été accompagné de très belles émotions. Au coup de sifflet final de mon dernier match au Wankdorf, j’ai fait mes adieux sous les applaudissements du public. Ça m’a changé, et beaucoup touché.

Bieri au match Lugano - Servette, décembre 2019.

Bieri au match Lugano - Servette, décembre 2019.

“Avec le temps, vous apprenez que, dans certaines circonstances, vous ne pouvez pas prendre certaines décisions.”

Le flair

Même si le règlement suggère le contraire: rien n’est noir ou blanc. En tant que jeune arbitre, vous avez tendance à suivre strictement le règlement, sans tenir compte des humeurs et des situations, en fonçant tête baissée. Avec le temps, vous apprenez que, dans certaines circonstances, vous ne pouvez pas prendre certaines décisions, même si elles sont conformes aux règles. C’est ce que l’on appelle avoir du flair et parfois, en toute honnêteté, c’est un moyen de se protéger. Alors peut-être que vous ne sanctionnerez pas une situation qui, techniquement, est une main, et que vous utiliserez sciemment un petit pouvoir d’appréciation. Le problème est que vous devenez imprévisible. Car il se peut que vous accordiez un penalty dans une autre situation pour la même faute. Vous vous trouvez donc rapidement face à un dilemme.

Pas de VAR, davantage d’intuition? Bieri lors de la finale de la Coupe 2016 entre Lugano et le FC Zurich.

Pas de VAR, davantage d’intuition? Bieri lors de la finale de la Coupe 2016 entre Lugano et le FC Zurich.

La VAR

Je me souviens d’un match de haut niveau en 2012, opposant le FC Bâle à Grasshopper. C’était l’ère pré-VAR. Après quelques minutes, une faute est commise juste à la limite de la surface de réparation: penalty ou coup franc? Dans cette situation, il m’est impossible de savoir si la faute a été commise à l’intérieur ou à l’extérieur de la surface de réparation. J’opte pour le penalty, une décision basée purement sur mon instinct. Pendant le reste du match, vous ne cessez de vous demander si c’était la bonne décision ou si vous ferez à nouveau l’objet d’un article dans les journaux le lendemain.

Je suis très heureux que la VAR soit à notre disposition aujourd’hui. A une époque où le rythme des matches est de plus en plus élevé et où les sommes en jeu sont de plus en plus importantes, il est un véritable soutien: il est prouvé qu’elle réduit le nombre d’erreurs et rend le jeu plus équitable. L’exemple de Saint-Gall montre toutefois, comme d’autres situations survenues au cours de ces dernières semaines, à quel point malédiction et bénédiction sont proches. Avant la VAR, il ne me serait jamais venu à l’esprit de faire rejouer ce penalty.

Il est probable que le «flair» des arbitres ait quelque peu souffert depuis l’introduction de la VAR. Si vous roulez à 86 au lieu de 80 sur une route de campagne, l’agent de police mobile peut décider de vous verbaliser ou non, en fonction de la situation: à 130, il vous met définitivement une amende. Avec la VAR, c’est comme si vous aviez toujours un radar à disposition. Il est difficile de faire preuve de flair dans l’espace d’intervention, car vous devez respecter des directives très concrètes: vous ne pouvez pas simplement faire ce que vous pensez être juste. De plus, vous êtes séparé physiquement du jeu et vous pouvez moins bien percevoir l’ambiance.

«Avec la VAR, vous avez toujours un radar à disposition»: Bieri vérifie une situation à l’écran, Lugano, été 2022.

«Avec la VAR, vous avez toujours un radar à disposition»: Bieri vérifie une situation à l’écran, Lugano, été 2022.

La formation

L’introduction de la VAR a entraîné un changement fondamental dans la formation des arbitres. Auparavant, l’accent était davantage mis sur l’apparence, la personnalité, la psychologie. On se posait des questions telles que: comment m’affirmer, comment vendre correctement mes décisions? Sur le terrain, on n’était pas toujours certain d’avoir pris la bonne décision.

Aujourd’hui, nous pouvons mettre l’accent sur la compréhension du football et des règles techniques dans la formation: grâce à la VAR, les arbitres ne doivent plus vendre leurs décisions. En revanche, ils doivent prendre de meilleures décisions. Bien sûr, nous continuons à préparer les arbitres sur le plan psychologique à la pression à laquelle ils sont soumis. Il s’agit simplement d’un changement de focalisation: plus de connaissances techniques, moins de formation axée sur la personnalité.

Pour moi, cela ne signifie pas une dégradation de l’arbitre. Il est au moins aussi difficile de prendre la bonne décision sur le plan technique au rythme actuel du jeu que de prendre n’importe quelle décision et de bien la vendre. Et c’est au plus tard en regardant les images télévisées que la décision prise devrait vraiment être bonne.

Un long parcours, de nombreuses expériences: Alain Bieri avec Xherdan Shaqiri, alors joueur du FCB, mai 2011.

Un long parcours, de nombreuses expériences: Alain Bieri avec Xherdan Shaqiri, alors joueur du FCB, mai 2011.

“Si nous voulons que les arbitres soient performants, nous devons les traiter avec respect. ”

Les règles

Personnellement, je considère que les règles actuelles sont parfois problématiques. Prenons l’exemple des mains: les règles ont-elles été rédigées d’une manière qui n’est pas du goût de la communauté du football (joueurs, entraîneurs, clubs)? Ou n’ont-elles pas été assez bien expliquées à cette communauté? Ce sont des questions que doivent se poser ceux qui fixent les règles. Les arbitres et la VAR ne font que les exécuter.

Le respect

C’est aussi de la communauté que devrait venir l’impulsion, si l’on souhaite un changement de culture dans le traitement des décisions arbitrales. Il faut que cessent les mauvaises habitudes, telles que créer des bandes ou simuler. Ces deux aspects représentent des défis supplémentaires pour les arbitres. Si nous voulons que les arbitres soient performants, nous devons les traiter avec respect. Mais un tel changement ne peut pas se faire du haut vers le bas, en donnant simplement plus de pouvoir aux arbitres et en décidant, par exemple, que les simulations seront désormais sanctionnées par un rouge, ce qui augmenterait énormément la réticence à utiliser une telle arme et, en fin de compte, exposerait encore plus les arbitres. Non, ce désir de changement doit venir de la communauté du football elle-même. Et être développé en collaboration avec celle-ci.»

 

Enregistré par Pierre Hagmann, Collaborateur Médias de Swiss Olympic

De retour en Super League à partir de juillet

Alain Bieri, 44 ans, travaille aujourd’hui comme responsable People & Culture chez ISS Suisse dans le Facility management et dirige à ce poste 20 collaborateurs. Au sein de l’Association Suisse de Football, il continue à exercer son activité de coach d’arbitres, actuellement au niveau Promotion League et 1re ligue, car le règlement prévoit une pause de six mois entre la fin de la carrière active et le début des activités de formation d’arbitres dans le football professionnel. A partir du 1er juillet, Alain Bieri sera coach d’arbitres en Super League et à l’UEFA. Le Bernois de l’Oberland a pris sa retraite d’arbitre fin 2022, après plus de 15 ans et 230 matches de Super League, un record. A cela s’ajoutent bien plus de 100 interventions dans toute l’Europe. Pour son activité d’arbitre, Alain Bieri a été employé ces dernières années à 40% par l’Association de Football, tout en occupant un poste de cadre RH chez Migros Aare.

Sans filtre – Histoires du sport suisse

Sur le blog «Sans filtre – Histoires du sport», des personnalités du sport suisse racontent avec leurs propres mots des moments extraordinaires et des expériences marquantes. Des victoires et des défaites, dans la vie, comme dans le sport. Nous serions heureux de recevoir des suggestions de bonnes histoires, y compris les vôtres: media@swissolympic.ch