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19.
juin
2023
Keystone

Trouver l’équilibre – et rebondir

Rachel Moret, l’unique athlète suisse à pouvoir vivre du tennis de table, s’apprête à participer à ses troisièmes Jeux européens. Elle nous raconte ici son quotidien, ses nombreux déplacements, entre le championnat de France et les tournois internationaux – mais également ses longs mois de doute, après les Jeux Olympiques de Tokyo.

«Doha, mars 2022. Open WTT Star Contender, un tournoi international. J’affronte Huang Yu-Jie, une représentante de Taïwan, 870e mondiale. C’est tendu, très serré, une partie en dents de scie. Je perdais deux manches à zéro, mais je suis revenue. Nous jouons le set décisif. Je mène 10-6. J’ai quatre balles de match. Première chance manquée. Puis deuxième, troisième, quatrième également. Je finis par perdre 13-15.

C’est incroyable. C’en est trop. Depuis ma participation aux Jeux Olympiques de Tokyo, à l’été 2021, je n’ai plus gagné un seul match en tournoi international. Sept défaites de suite. Mon moral en prend un gros coup.

“Est-ce que je fais perdre son temps à tout le monde? ”

Le moment d’arrêter?

Faire de longs voyages, perdre un match en quelques minutes, puis repartir, c’est éprouvant. Que faut-il changer? Est-ce que je fais perdre son temps à tout le monde? Mon coach français a une famille, une femme, deux enfants en bas âge. Parfois, il me suit à l’autre bout du monde, pendant plusieurs jours. Pour quel résultat? Des défaites, et encore des défaites. Ce n’est pas simple pour lui non plus. Est-ce le moment d’arrêter? Je ne suis plus toute jeune, je crois que c’est trop dur, je ne vais pas y arriver. 

Pourtant, il y a quelques mois encore, j’étais tellement heureuse d’avoir participé à mes premiers Jeux Olympiques, d’avoir passé deux tours en jouant très bien, d’avoir affronté la numéro 1 mondiale – clairement le plus grand moment de ma carrière! J’avais donc quitté le Japon euphorique comme jamais. Je n’avais même pas très envie de vacances. Après moins de dix jours de pause, je suis repartie à Nîmes, prête à en découdre pour la nouvelle saison du championnat de France. Malheureusement, très vite, c’est là que les déconvenues au niveau international ont commencé à s’enchaîner. 

Qatar, République tchèque, Slovénie, États-Unis, Singapour, Croatie, Hongrie, Tunisie, Bulgarie: en un peu plus d’un an, jusqu’en novembre 2022, j’aurai finalement accumulé 14 défaites de suite, dans neuf pays différents. 

Rachel Moret aux Jeux Olympiques de Tokyo: le plus grand moment de sa carrière (Keystone-ATS)

Rachel Moret aux Jeux Olympiques de Tokyo: le plus grand moment de sa carrière (Keystone-ATS)

Le système des tournois de la fédération internationale, World Table Tennis, a changé récemment: c’est désormais tirage au sort intégral, avec têtes de séries, et élimination directe, comme au tennis. Pour des joueuses comme moi, il est devenu plus compliqué de passer un tour. Je jouais souvent contre de meilleures joueuses et – manque de chance – beaucoup d’Asiatiques, très difficiles à battre. Auparavant, je réalisais une «perf» de temps à autre. Mais là, plus rien. Et quand je me retrouvais face à une joueuse moins forte, la pression me rattrapait, parce que je me disais que je devais absolument gagner. Un cercle vicieux.

Rebondir

Durant ces longs mois de doute, j’ai beaucoup parlé avec mes entraîneurs et ma préparatrice mentale. Ils m’ont expliqué que l’objectif de certains athlètes est tellement ancré en eux que lorsqu’ils l’ont atteint, une décompression survient et qu’il est très compliqué de rebondir derrière. Mon cerveau s’était peut-être dit: «L’objectif, c’est les Jeux Olympiques et après, c’est fini».

J’ai donc testé d’autres choses. Un deuxième préparateur mental par exemple, davantage focalisé sur les énergies. Au début, je n’y croyais pas trop: presque pas besoin de parler, on me touche la main, et suivant la manière dont mon corps réagit, cela signifie tel et tel point. Mais beaucoup de joueurs m’en avaient parlé en bien et je me suis dit que je n’avais rien à perdre. Finalement, je pense que cela a fait ressortir des éléments intéressants.

J’ai également décidé de déménager, de prendre mon propre appartement à Nîmes, sans colocataires – mais aussi de voir plus souvent ma famille. Lorsque les choses vont mal, les entraîneurs et le club sont évidemment d’un énorme soutien. Mais ce n’est quand même pas pareil que la famille.

À cette période, j’ai aussi décidé de participer à des tournois sans réelle importance, en France, avec toute sorte de niveaux. Cela m’a fait du bien de rejouer des matchs sans enjeu – juste pour le plaisir. Je pense que la pression de gagner avait fini par m’user. Et sans plaisir, rien ne va plus.

Le jour où j’ai enfin à nouveau gagné dans un Open, en novembre 2022, en Slovénie, ma joie était si grande que j’avais l’impression d’avoir remporté les Jeux Olympiques! Cette victoire était si importante pour moi!

Pas très rentable

Cela fait désormais plus de dix ans que je vis uniquement du tennis de table. Depuis plusieurs saisons, je m’entraîne et je joue avec le club de Nîmes-Montpellier, l’ANMTT, dans le championnat de France féminin. En parallèle, comme je l’ai expliqué plus haut, je représente régulièrement la Suisse à des tournois internationaux, un peu partout dans le monde. En moyenne, je suis environ 150 jours par année en déplacement, pour mes compétitions.

Mais pour revenir à ma première phrase: oui, je vis du tennis de table – je suis pongiste professionnelle. Je le précise car cela peut surprendre, étant donné que notre sport n’est pas souvent sous le feu des projecteurs. En France, une joueuse comme moi gagne le SMIC, le salaire minimum autorisé. Alors je ne vais pas mentir, je ne vais pas prétendre que je m’en fiche de l’argent. Mais tant que j’ai suffisamment pour vivre et que je ne dois pas demander à mes parents de m’aider chaque mois, ça me va. Pour vivre en France, cela me suffit. Le club met aussi un appartement à disposition des joueuses, une colocation. J’en ai profité pendant de nombreuses années.

Rachel Moret, lors de l'Open WTT Contender Durban, en janvier 2023 (WTT)

Rachel Moret, lors de l'Open WTT Contender Durban, en janvier 2023 (WTT)

“En général, je repars avec un chèque allant de 0 à 250 dollars.”

Sans l’appui de ma fédération nationale, je ne pourrais pas participer à ces tournois internationaux. Swiss Table Tennis prend en charge mes frais de déplacement et de logement sur place. En général, je repars avec un chèque allant de 0 à 250 dollars. Pour gagner plus, il faut avancer très loin dans les tableaux. Le calcul est donc vite fait: ce n’est pas très rentable... Heureusement, en marge de mon club et de ma fédération, je reçois aussi de précieux soutiens d’autres organisations, comme Vaud Générations Champions ou l’Aide sportive. Pour moi, c’est déjà énorme. 

Le niveau du championnat français de tennis de table est très élevé – c’est peut-être le meilleur d’Europe, avec le championnat allemand. Les joueuses étrangères sont donc bien plus nombreuses que les Françaises. Cette saison, par exemple, j’ai joué avec une Australo-Coréenne, une Biélorusse et une jeune Française de 19 ans, qui était là pour apprendre et progresser. Mais c’était compliqué pour cette dernière, l’écart entre la première et deuxième division étant très grand. 

Avec Nîmes-Montpellier, nous nous entraînons en général cinq ou six heures par jour – avec une séance le matin et une l’après-midi. Parmi ces entraînements figurent également des sessions physiques. Dans ce sport, nous n’avons pas besoin de passer des heures sur les appareils de musculation. En revanche, il nous faut être très rapides, très vives. La grande majorité des points durent 3 à 4 secondes – c’est très court: service, remise, première balle, terminé. Nous travaillons énormément l’explosivité, la coordination, le jeu de jambes. Et il nous faut aussi être endurantes: les matchs et les journées peuvent parfois durer. 

Visuel promotionnel de l’Alliance Nîmes-Montpellier 2022/23: Daria Trigolos, Min Hyung Jee et Rachel Moret (ANMTT)

Visuel promotionnel de l’Alliance Nîmes-Montpellier 2022/23: Daria Trigolos, Min Hyung Jee et Rachel Moret (ANMTT)

En général, nous jouons devant un public de 200 à 300 personnes. Mais comme nous formons une alliance avec l’équipe masculine de Montpellier, il nous arrive de jouer en même temps que les hommes – et là, c’est différent. Les frères Alexis et Félix Lebrun sont populaires. À seulement 16 et 19 ans, ils occupent déjà la 18e et 30e place mondiale. Récemment, pour une rencontre à Lille, 1800 spectateurs étaient présents et quelque 1500 fans les ont attendus à la fin, pour des autographes. Je me suis déjà retrouvée avec eux à l’aéroport de Paris: beaucoup de gens les reconnaissent. C’est très positif pour notre club – et pour notre sport. Nous n’avons pas l’habitude de cela. De mon côté, il est arrivé qu’on m’aborde dans ma ville, à Morges, juste après les Jeux Olympiques de Tokyo. Ça n’a pas duré très longtemps, mais c’était cool.

“Il m’a fallu du temps, mais je crois que j’ai maintenant trouvé le bon équilibre.”

En parlant de Jeux Olympiques, ceux de Paris 2024 constituent mon prochain grand objectif. En même temps, les Jeux représentent le plus grand rêve de quasiment tous les athlètes du monde, j’imagine. Je sais que cela va être compliqué, mon calendrier va être très chargé. Je suis désormais 155e mondiale. Je vais donc devoir réaliser une sacrée saison pour y arriver; les huit meilleurs résultats de ces prochains mois compteront pour la qualification. Mais je vais donner mon maximum, comme d’habitude. Et après cette phase difficile, je suis désormais mieux armée en cas de déceptions – enfin, je l’espère en tout cas! Je ne veux plus commettre la même erreur – uniquement la compétition, sans repos ni famille. Il m’a fallu du temps, mais je crois que j’ai maintenant trouvé le bon équilibre.

Comme des Jeux Olympiques, en un peu plus petit

Dans quelques jours, je vais participer à mes troisièmes Jeux européens. C’est toujours un grand bonheur et une grande fierté de porter la tenue de Swiss Olympic. Toute l’année, je voyage seule avec mon entraîneur. Ce sera donc un plaisir de me retrouver à nouveau dans une équipe, avec des athlètes d’autres sports. J’ai un souvenir incroyable des Jeux européens 2019 à Minsk. J’avais bien joué et j’avais eu la chance de voir beaucoup d’autres sports, en compagnie d’autres athlètes. C’était vraiment une ambiance de Jeux Olympiques – en un peu plus petit. 

Rachel Moret lors de la remise des tenues de Swiss Olympic en vue des Jeux européens 2023

Rachel Moret lors de la remise des tenues de Swiss Olympic en vue des Jeux européens 2023

Deux autres tournois importants auront lieu durant ces Jeux européens 2023, avec davantage de points qualificatifs en vue des Jeux de Paris 2024. J’ai donc moi-même dû réfléchir: dois-je privilégier ces tournois ou les Jeux européens, moins décisifs pour Paris? Je me suis finalement décidée pour les Jeux européens. Peut-être que les meilleures joueuses ne seront pas là et que je pourrai réaliser une nouvelle «perf». À voir, selon le tableau. Une chose est sûre: je me réjouis, c’est un bel événement!

Je ne sais pas encore ce que je ferai après ma carrière de joueuse. Pour l’instant, je me concentre encore à plein temps sur mon sport. Mais j’ai plusieurs cartes en main, qui peuvent m’ouvrir des portes. J’ai un diplôme d’enseignante de la Haute école pédagogique et j’ai également suivi deux formations d’entraîneur – en France et en Suisse. On verra bien si des opportunités se présentent.

En attendant, la fin de ma carrière? Non, j’en suis à nouveau certaine: le moment d’arrêter n’est pas encore venu.»

Enregistré par Fabio Gramegna, Collaborateur Médias de Swiss Olympic

Rachel Moret est née le 23 novembre 1989 à Morges. En 2021 à Tokyo, elle est devenue la deuxième pongiste suisse de l’histoire à participer aux Jeux Olympiques après la joueuse d’origine chinoise Tu Dai Yong à Atlanta en 1996. Le meilleur classement de sa carrière a été la 68e place mondiale. Elle a remporté 27 titres de championne suisse (9 en simple, 9 en double mixte, 9 en double féminin) et un titre au niveau international (Open du Chili).

Sans filtre – Histoires du sport suisse

Sur le blog «Sans filtre – Histoires du sport», des personnalités du sport suisse racontent avec leurs propres mots des moments extraordinaires et des expériences marquantes. Des victoires et des défaites, dans la vie, comme dans le sport. Nous serions heureux de recevoir des suggestions de bonnes histoires, y compris les vôtres: media@swissolympic.ch