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«Difficile de lâcher prise» – Un voyage olympique dans le temps avec Simon Ammann
En ce mois de février 2024, les Jeux Olympiques d’hiver fêtent leurs 100 ans. Le sauteur à ski Simon Ammann a vécu 7 des 24 éditions précédentes en tant qu’athlète. Quels souvenirs en garde-t-il? Va-t-il encore s’en créer d’autres? Réflexions personnelles d’un quadruple médaillé d’or olympique qui se laisse emporter par ses rêves.
Prologue
«Tout le monde ne saisit pas forcément ce que fait un sauteur à ski et pourquoi. Mais tout le monde, de l’Afrique à l’Australie, comprend les Jeux et la signification d’une médaille d’or olympique. C’est un succès exceptionnel qui peut se partager avec la terre entière. C’est ce lien, cette compréhension commune universelle qui, pour moi, fait la magie des Jeux Olympiques.
J’ai besoin de cet aspect unique qui caractérise les Jeux, de cette étoile rare que l’on ne voit que tous les quatre ans, pour mettre tout mon être, toute ma concentration et toute mon énergie au diapason d’une compétition. La préparation olympique dure deux ans, deux ans au cours desquels je me crée ma bulle. Tout tourne autour de l’épreuve. Cela demande beaucoup d’énergie, occupe toutes mes pensées. Chaque journée d’entraînement se nourrit de la précédente. Tu fais peut-être trois sauts par jour, tu passes 90 secondes de tes 24 heures à sauter. Le reste, c’est de la préparation; dans mon cas, beaucoup de choses sont mentales. Pour que l’esprit puisse lui aussi voler librement lorsque le compte à rebours du saut commence et que le pouls s’accélère.
La visualisation est le maître-mot. En pensées et en images sur le tremplin, dans les airs, à l’atterrissage, en se projetant dans le lieu clé. Le lieu, justement, revêt une grande importance. Si le monde que je me suis construit pendant la préparation ne correspond pas à la réalité lors de la compétition, je ne peux pas réussir.
Par deux fois, je suis parvenu à tout harmoniser – le succès a alors été au bout du chemin. Les cinq autres participations, par contre, se sont soldées par un échec. C’est ça, les Jeux Olympiques. Ce qui t’a nourri mentalement pendant des mois disparaît soudainement. Soit les choses s’enchaînent et te font vivre un moment magique comme à Salt Lake City en 2002 et à Vancouver en 2010, soit la dure réalité te rattrape de plein fouet comme à Nagano en 1998, Turin en 2006, Sotchi en 2014, Pyeongchang en 2018 et Pékin en 2022. Il faut du temps, généralement des mois, pour que de nouveaux objectifs, de nouveaux rêves, de nouvelles énergies apparaissent. Jusqu’à ce qu’un nouveau souffle olympique vienne te happer.
2002: A fond, cheveux au vent
Ce moment où mes coéquipiers Andreas Küttel et Sylvain Freiholz me hissent dans les airs après mon saut en or et où nous crions ensemble notre bonheur reste mon plus grand souvenir olympique. Tout ce que j’avais préparé durant toutes ces années s’est miraculeusement aligné à la perfection en ce 10 février 2002. A fond. Sur le plan émotionnel, ces secondes, ces minutes et ces heures qui suivent mon premier doublé olympique n’auraient pas être plus intenses. Ce qui se passe est surréaliste, surtout pour moi, le jeune homme de 21 ans d’une ferme du Toggenburg qui a grandi sans télévision et qui aimait tant vivre porté par son imagination, dans son propre monde. On me traîne de caméra en caméra, de chaîne de télévision en chaîne de télévision. Tout à coup, je me retrouve dans un drôle de studio japonais, tout le monde se lève et applaudit, je ne sais pas comment je dois réagir face à tant d’estime. Plus tard, nous devons décider si je vais chez Jay Leno ou chez David Letterman pour le Late Night Show, tous deux me veulent en même temps. Je choisis finalement David Letterman à New York, je m’y rends en classe affaires, je me fais conduire en limousine au studio en essayant de tout graver dans ma mémoire. Pourtant, le souvenir de ces heures et de ces jours est confus, j’avais trop d’adrénaline qui circulait dans mon sang. Et puis c’était il y a longtemps...
J’ai volontairement mis de côté une partie de ces journées. Il m’a fallu des années pour regarder les images de mes sauts victorieux. D’abord, parce que je suis quelqu’un qui voit toujours plus loin et que je dois faire abstraction du passé pour trouver un nouveau point de mire, pour me créer de nouveaux univers. Mais probablement, surtout, parce que c’était un moment tellement profond qu’il m’a submergé. C’était un peu trop en fait.
Mon monde a changé d’un coup, c’était difficile à gérer. A part à la maison, je n’étais tranquille presque nulle part. Et encore – parfois, de parfaits inconnus venaient même sonner chez nous, y compris des fans polonais très enthousiastes, et ma mère essayait de me protéger. Toujours et partout, Simi fais-ci, Simi donne-nous ça, Simi notre héros! Tellement de choses me sont tombées dessus d’un seul coup et j’ai eu du mal à tout supporter – je ne souhaite à personne de vivre une telle expérience. C’était le revers de tous ces beaux souvenirs, comme l’énorme boîte de deux mètres remplie de courrier de fans.
Après mon doublé en or de Salt Lake City, j’ai vécu des années mouvementées, parfois émaillées de crises. Ma coiffure était souvent aussi ébouriffée que ma vie intérieure. Le succès n’apporte pas seulement la gloire, il engendre aussi de la pression, et j’ai vite réalisé à quel point il serait difficile de démontrer ma valeur de sauteur à ski. J’ai dû me battre très longtemps pour être légitimé. Beaucoup de gens avaient l’impression que c’était du vent, juste le coup d’éclat d’un jeune sauteur à ski suisse.
J’étais un peu comme Harry Potter, je faisais des sauts comme par magie. J’ai été obligé de lutter contre ces médisances. La plupart des gens n’ont aucune idée du temps et de l’énergie que j’ai consacrés à ces deux années de préparation. Aujourd’hui, je dois dire que je trouve cette histoire d’Harry Potter plus sympathique qu’à l’époque.
Il a fallu beaucoup de temps pour que tout se calme, les gens autour de moi – et moi aussi. Le psychologue du sport Hanspeter Gubelmann m’a aidé. En 2006, à Turin, j’ai essayé de prendre le départ avec une approche similaire à celle de Salt Lake City, mais cela n’a pas fonctionné. Ce n’était pas le moment, je n’étais pas prêt. Défendre un titre olympique n’est pas une chose facile. Mais au fond, on n’est pas obligé de le faire. On devient champion olympique et on le reste. Ce n’est pas comme le titre de champion du monde. Celui-là, tu peux le perdre, donc tu dois le conserver, sinon tu es un ex-champion du monde. Alors que quand on est champion olympique une fois, on est champion olympique pour toujours. En 2007, un an après Turin, je suis devenu champion du monde à Sapporo. C’était un tournant.
2010: Doris Leuthard, Didier Cuche et l’adoubement
Cette fois-ci, après le triomphe, je savais ce qui m’attendait, je savais ce qui allait m’arriver. Tu es plus serein, plus calme, et tu n’es pas surpris que Doris Leuthard vienne te féliciter. Mon double titre olympique à Vancouver était le fait d’un athlète mûr, expérimenté. C’était moins intense émotionnellement que Salt Lake City, mais pour ma vie d’athlète, c’était le plus extraordinaire. Mon adoubement absolu, la confirmation à laquelle j’aspirais depuis longtemps, pour laquelle j’avais travaillé dur. Alors qu’à Salt Lake City, j’ai bondi de joie après mon saut en or, à Vancouver, je me suis mis à genoux, ancré dans le sol et plein de gratitude pour le presque inconcevable: Avoir deux fois la chance que tout s’aligne parfaitement aux Jeux Olympiques. Avant même de sauter, j’ai senti que cela se produisait, que la préparation se confondait avec la réalité sur le terrain. En haut du tremplin, j’ai entendu ma voix intérieure me dire: «Maintenant, tu te laisses porter», jusqu’à ce que résonne soudain la voix de Didier Cuche. Sa course de ski ayant été annulée en raison du mauvais temps, il est venu à ma compétition avec d’autres membres de l’équipe jusqu’en haut du tremplin, où il n’y a plus personne d’habitude, et tous ont eu le sentiment qu’ils devaient sortir le grand jeu pour m’encourager. J’ai eu un moment de flottement. Mais j’étais tellement concentré que cela ne m’a pas sorti de ma bulle. Avec le recul, je repense à cette anecdote avec le sourire.
2024: A la recherche d’une nouvelle passion
Aujourd’hui, je suis père de famille, sauteur à ski, président d’un Conseil de fondation, entrepreneur, étudiant, pilote privé – et toujours deux fois double champion olympique. Cela fait et fera toujours partie de mon identité. Lorsque je prends le train pour me rendre à l’université de St-Gall, on m’aborde régulièrement pour m’en parler – mais d’une façon plus sereine qu’à l’époque. C’est désormais très agréable, je ne suis plus autant au centre de l’attention et je peux simplement être un sportif. Les gens me demandent parfois si je saute encore, et ils sont heureux de la réponse. Je viens de disputer ma 500e compétition de Coupe du monde, mais ces chiffres ne sont pas importants pour moi. Ce qui compte, c’est l’amour du saut à ski, le plaisir de m’élancer et de m’envoler.
Depuis 1992, cela fait partie intégrante de ma vie, difficile de lâcher prise. Jusqu’à présent, je n’ai pas trouvé de stratégie pour me détacher de ce monde. Ces dernières années, j’ai accompagné différents projets, essayé de nouvelles choses, mais je n’ai pas encore trouvé ma nouvelle passion. La recherche continue. Je terminerai bientôt mes études en gestion d’entreprise, qui m’ouvriront de nouvelles portes. J’aurai peut-être bientôt une idée, un projet professionnel qui m’absorbe et me captive autant que le saut à ski à l’heure actuelle. Les progrès de l’intelligence artificielle, par exemple, me fascinent.
En tant que président du Conseil de fondation de Special Olympics Switzerland, j’ai également l’opportunité d’accompagner des athlètes mentalement déficients dans leur parcours. Le temps manque souvent malheureusement, mais les rencontres avec ces personnes sont très enrichissantes pour moi, elles me donnent de l’énergie. Leur manière de vivre le sport, sans filtre, me fait prendre conscience de ce qui en fait la magie et me redonne de la motivation, même dans mon quotidien sportif. Cela m’aide aussi à relativiser beaucoup de choses. C’est beau, c’est génial quand quelqu’un est très talentueux, qu’il exploite ce talent pour remporter de grandes victoires. Mais quand je vois les obstacles que certaines personnes arrivent à surmonter, étape par étape, le chemin qu’elles parcourent, cela m’impressionne encore plus qu’un titre olympique.
2026: Un record mondial qui laisse de marbre
Les Jeux Olympiques d’hiver 2026 de Milan-Cortina avec Simon Ammann? Je ne pense pas que ce soit réaliste. Je ne fais plus de projets, mais revivre des Jeux Olympiques en Europe serait un rêve. Les vainqueurs de Milan-Cortina 2026 auront de quoi se réjouir. Ici, sur le Vieux Continent, la base des fans de saut à ski est plus importante qu’en Asie par exemple. Je sais par ma propre expérience, même non olympique, qu’il y a une grande différence entre gagner en Asie, en Amérique du Nord ou en Europe. Comme je l’ai dit, le lieu est important, surtout pour moi. Milan serait particulièrement propice à l’épanouissement de mon univers, ce serait l’occasion de m’investir à nouveau pleinement. Mais vu ma forme actuelle, je ne compte pas là-dessus.
Le sport et la recherche de l’excellence me poussent toutefois à continuer, et je suis convaincu que je peux encore m’illustrer. A mon âge, je ne pourrai peut-être plus concourir plusieurs jours d’affilée, mais mentalement, Milan serait un beau défi. Physiquement, d’autres sont certainement meilleurs. L’évolution est tout de même étonnante. Avant, on pensait qu’une carrière se terminait au plus tard à 30 ans. Et voilà que la semaine dernière, le Japonais Noriaki Kasai est revenu sur le circuit à 51 ans!
A mes yeux, les chiffres et les records ne sont toutefois pas essentiels. Milan-Cortina serait ma huitième participation aux Jeux Olympiques d’hiver et oui, ce serait un record mondial (partagé avec Noriaki Kasai et une patineuse de vitesse allemande). Mais ce n’est pas ce qui me pousse. Vraiment pas.
2038: Les Jeux Olympiques, un événement gigantesque
Des Jeux Olympiques d’hiver en Suisse? Je l’espère. Ce serait une bénédiction pour nous, une idée tellement fédératrice de porter la flamme olympique aux quatre coins de notre pays. Et ce serait une démarche courageuse de montrer au monde comment nous organisons des Jeux modernes, adaptés à la Suisse. Toutefois, je ne suis pas d’accord avec le concept de petits Jeux pour notre petit pays. La critique du soi-disant gigantisme est à envisager de manière nuancée. D’une part, nous devons prendre soin de notre environnement et faire face aux défis du changement climatique en favorisant le développement durable. Mais d’autre part, pour ce qui est des dimensions des Jeux Olympiques, je pense qu’il faut être honnêtement conscient, en tant que pays hôte potentiel, que les Jeux sont la plus grande et la plus importante manifestation sportive au monde: Les Jeux Olympiques sont un événement gigantesque. Sans compter que la recherche constante de développement est dans la nature humaine. Cela me fait penser aux muscles des sauteurs à ski, qui cherchent aussi sans cesse à se développer – alors que nous faisons tout pour qu’ils ne le fassent pas, car c’est un inconvénient dans notre sport. Nous essayons donc d’exposer les muscles à la plus grande stimulation possible sans qu’ils ne grossissent pour autant. Nous nous efforçons de manger suffisamment sans jamais prendre de poids. En tant que sauteur à ski, tu dois maîtriser le développement durant toute ta vie d’athlète. Pour l’humain, je considère qu’il n’est pas réaliste de vouloir limiter ce besoin naturel.
Où et comment se dérouleront les Jeux de 2038? Moi, je ne serai plus de la partie. Et mes enfants? En tout cas pas en tant que sauteurs à ski! Ma femme et moi disons toujours avec un clin d’œil: Nous encourageons tout chez nos trois enfants, sauf le saut à ski. Car un jour, je veux vraiment laisser derrière moi toute cette vie de sauteur à ski.»
Propos recueillis par Pierre Hagmann, équipe Médias de Swiss Olympic
Sans filtre – Histoires du sport suisse
Sur le blog «Sans filtre – Histoires du sport», des personnalités du sport suisse racontent avec leurs propres mots des moments extraordinaires et des expériences marquantes. Des victoires et des défaites, dans la vie, comme dans le sport. Nous serions heureux de recevoir des suggestions de bonnes histoires, y compris les vôtres: media@swissolympic.ch