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« Tout ou rien »
Il y a 20 ans, Xeno Müller réalisait sa dernière grande performance en tant qu'athlète : il remportait la médaille d'argent aux Jeux Olympiques de Sydney 2000 lors d’une course très disputée. Aujourd'hui, Xeno Müller transmet son savoir aux jeunes rameuses et rameurs. Dans cet article pour Swiss Olympic, l’homme de 48 ans revient sur sa carrière mouvementée et ses succès.
23 septembre 2000. Je me réveille avec un mal de gorge et un peu de toux. Je me dis : « Mince, pourquoi maintenant ? ».
Aujourd’hui, c’est le jour J. Je participe à la course de 1500 mètres aux Jeux Olympiques de Sydney. Ces derniers jours et ces dernières semaines, j’ai pourtant tout fait pour ne pas surmener inutilement mon système immunitaire – je ne suis même pas allé à la cérémonie d’ouverture il y a quelques jours. Car même si elle est très belle, un athlète se prépare pendant quatre ans pour ce moment, en évitant au mieux tous les facteurs de risque et ensuite, après de longs moments à attendre, il est censé défiler dans un stade avec des milliers de personnes qu’il ne connaît pas.
Les qualifications et la demi-finale à Sydney se sont passées comme prévu et j’ai réalisé de bons temps à chaque fois. Mais je suis quand même un peu nerveux. Après la demi-finale de jeudi, mon rythme cardiaque au repos ne voulait plus descendre à moins de 80 battements par minute. Normalement, j’ai une fréquence cardiaque de 34 battements par minute au repos. Ça me préoccupe car je souffre de troubles du rythme cardiaque depuis que j’ai 24 ans.
Après un jour de repos le vendredi, la finale est prévue pour aujourd’hui samedi. Je n’ai pas eu non plus d’interviews à donner hier. Quel soulagement ! Parce que je les connais, les journalistes – certains essaient de me faire dire des déclarations marquantes et ensuite, ces propos sont parfois mal pris par le public. Surtout quand il manque le contexte.
Après cette petite frayeur au réveil, je me sens plus fort que jamais, malgré mon mal de gorge. Le fait que je sois présent aux Jeux Olympiques 2000 de Sydney, que ce soit la troisième fois que je participe aux JO et qu’en plus, je prenne le départ comme tenant du titre me donne énormément de force et de confiance en moi.
L’ambiance au Sydney International Regatta Center ce samedi matin est très agréable. Il n’y a pas de vent et le ciel est bleu et sans nuages. Je monte sur mon bateau et mes coups de rame sont puissants et réguliers, je glisse comme un poisson dans l’eau. J’aperçois ma femme et mes deux enfants sur la rive, ma belle-mère et mon entraîneur Marty Aitken, et je sens qu’ils ont confiance en moi. Après le signal de départ, je me lance et j’enchaîne parfaitement les coups de rame. Je sens la tension du bout de mes doigts jusqu’à mes pieds, je n’ai aucune résistance pendant l’action, je perds la notion du temps. Je me retrouve dans un état de « flow » et je suis surpris d’être en tête dès le début de la course. Normalement je suis connu pour mes accélérations rapides à la fin et non pas pour ma vitesse de départ.
Mais juste après, je suis pris par surprise : je ne le voyais pas venir, mais je sens d’un coup que je m’effondre, que je n’arrive pas à tenir ce rythme. Plus que 500 m jusqu’à la ligne d’arrivée. Le Néo-zélandais Rob Waddel me dépasse et je me dis juste « Merde », il faut que je m’accroche, sinon c’est mort pour l’or. L’Allemand Marcel Hacker et le Canadien Derek Porter se rapprochent de moi et tout ce que je pense c’est : « Ne pas finir quatrième ! »
Des souvenirs de mes premiers Championnats suisses juniors me reviennent. A l’époque, un Tessinois sur le couloir extérieur m’avait privé de la médaille d’or de manière complètement inattendue, à quelques mètres de la ligne d’arrivée. Je me ressaisis, je fixe mon regard sur la poupe – car en regardant à l’extérieur du bateau, on perd du temps – et je donne tout ce que j’ai dans les poumons.
Je franchis la ligne d’arrivée et j’entends retentir quatre signaux brefs qui se succèdent. Pendant un moment, je n’ai aucune idée de ma place à l’arrivée. Je suis trop épuisé pour lever le regard. Une bénévole m’apporte à boire et je lui demande quelle place j’ai obtenue. La jeune femme me répond que je suis deuxième. Je pleure de joie. De joie, parce que c’est fini, parce que j’ai gagné une médaille et parce que je n’ai pas fini quatrième. Je me dirige vers la passerelle et j’embrasse ma femme. Je me sens soulagé et accompli.
Mon plan a fonctionné. J’ai pu m’entraîner de manière optimale dans un camp d’entraînement parfaitement adapté en Australie. Tous les autres rameurs s’entraînaient deux fois par jour, vers 9 h et 15 h. Vu que j’avais ma famille avec moi et qu’en général je privilégiais les après-midis de libre, j’allais toujours sur l’eau à 7 h déjà et j’effectuais ma deuxième unité d’entraînement à midi. Ensuite, j’allais visiter les plages de Coolangatta avec ma famille, au sud de Brisbane, et profiter des différentes réserves d’animaux sauvages. Ces sorties étaient très enrichissantes et elles m’apportaient le changement dont j’avais besoin.
Après la course et la cérémonie de remise des médailles à Sydney, je retourne avec ma famille dans le massif des Montagnes Bleues, où nous avions à l’époque une maison, et je profite tranquillement du reste de la journée. Je suis assis sur la terrasse, j’admire le paysage impressionnant de la chaîne de montagnes qui se trouve devant mes yeux et je me remémore mes trois participations aux Jeux Olympiques. Je revois les images de 1992, mon élimination en demi-finale, qui m’a malgré tout apporté beaucoup de choses. Et je puis revois les images de 1996, quand à 24 ans, j’ai réalisé mon rêve à Atlanta. Ce même rêve qui ne m’avait pas lâché depuis la première fois que je me suis assis sur un bateau et que j’ai glissé sur l’eau cristalline à coups de rames réguliers. Le rêve d’une médaille d’or à l’épreuve du skiff masculin aux Jeux Olympiques. J’ai atteint cet objectif à Atlanta et, pour être honnête, j’en avais marre de l’aviron après les Jeux Olympiques de 1996. J’en avais marre de ce sport avec lequel j’entretenais jusqu’à ce moment-là une relation d’amour-haine.
Ma devise de tous les jours, c’était : « Tout ou rien » ou bien « La vie ou la mort ». L’aviron passait avant le reste. Mon quotidien consistait à m’entraîner, manger, m’entraîner de nouveau et dormir. Quand j’ai épousé ma femme, une Californienne, peu de temps après les Jeux à Atlanta, je me suis fixé d’autres priorités après la victoire olympique et je me suis dit que j’avais besoin de me trouver un vrai travail. Je ne suis pas monté sur un bateau d’aviron pendant huit mois et j’ai donc pris du poids en conséquence.
Mais pendant cette période, je me suis rendu compte à quel point ce sport était important pour moi et que j’adorais travailler minutieusement vers des objectifs en aviron. Avec cette nouvelle approche et conscient de n’avoir encore que 28 ans lors des Jeux Olympiques 2000 de Sydney, j’ai repris les rames et je me suis entraîné pour ma troisième participation aux JO. Ma femme et moi avons très vite eu nos deux enfants, et il fallait donc que je maîtrise mon environnement au détail près. Avec l’entraîneur national suisse Marty Aitken à mes côtés, j’avais la chance d’avoir un coach qui comprenait que je voulais toujours avoir ma famille avec moi si notre projet de Sydney 2000 devait réussir.
Maintenant, lorsque je regarde en arrière et que je vois ma médaille d’argent, je ne peux m’empêcher de sourire, parce que mon plan, ou plutôt notre plan, a parfaitement fonctionné. J’en suis très reconnaissant, et aussi un peu fier.
Les Jeux Olympiques 2000 se terminent pour moi avec ma course en argent, car comme lors des éditions précédentes, je ne reste pas pour la fin des Jeux. Avant mon départ, il y a encore des tensions entre le chef de la délégation suisse et moi. Il a refusé ma demande de céder mon lit au village olympique à mon physiothérapeute. Je lui prononce un mot peu aimable et, évidemment, cela finit à la une des journaux.
Aujourd’hui, j’aurais peut-être choisi un autre mot, mais c’était important pour mon équipe et moi, car le physiothérapeute a vraiment toujours été à nos côtés et il l’aurait vraiment mérité. Il a finalement dû rentrer en même temps que nous.
J’étais et je suis quelqu’un qui dit ouvertement ce qu’il pense. La plupart des athlètes d’élite sont des personnes avec leurs propres idées et donc parfois aussi un caractère hors du commun. Aux Jeux Olympiques, les athlètes flirtent souvent avec leurs limites. Tout est optimisé, on est concentré sur notre objectif, on est mentalement réglé à la vitesse supérieure et on ne réfléchit pas deux fois à ce qu’on dit.
La médaille d’argent aux JO de Sydney aura été le dernier temps fort de ma carrière d’athlète actif. Après les Jeux Olympiques de Sydney, notre entraîneur national Marty Aitken a rejoint l’Angleterre. Les changements d’entraîneurs peuvent parfois être bénéfiques, mais pour moi, c’était une perte car nous avions passé des années à tout optimiser et à concilier carrière sportive, famille et domicile aux Etats-Unis. De plus, je savais comment je devais m’entraîner personnellement et je ne voulais pas devoir tout réorganiser. Je suis arrivé jusqu’aux Championnats du monde en 2001, mais j’ai manqué une médaille. Cela devenait de plus en plus compliqué au niveau logistique. J’ai donc décidé de mettre fin à ma carrière en 2002.
J’ai essayé de faire un dernier come-back pour les Etats-Unis en 2003 et 2004, mais à ce moment-là, j’avais déjà trois enfants, mon propre studio d’aviron indoor où je donnais des cours et en plus de cela, j’avais des doutes sur ma participation aux Jeux Olympiques 2004 d’Athènes en tant qu’Américain. Le contexte politique était devenu instable, la guerre d’Irak venait d’éclater. Peu de temps avant la qualification, j’ai décidé d’abandonner et de prendre une nouvelle voie.
En 2008, mon studio d’aviron a subi les effets de la crise financière de plein fouet. J’ai eu à l’époque une discussion avec deux amis actifs dans le domaine du marketing. Ils m’ont dit : « Xeno, enlève toutes les informations gratuites que tu fournis sur ta chaîne YouTube ! T’es le Michael Jordan de l’aviron, il faut que tu reconnaisses ta valeur dans cette branche ! » C’est ainsi qu’après une phase de transition financièrement stressante qui a duré plus d’un an, et pendant laquelle nous avons trouvé des solutions à tous les problèmes, j’ai commencé mon activité de coach en ligne.
Le marché aux Etats-Unis est immense. Désormais, ma spécialité c’est de rendre les jeunes rameurs plus rapides. Je soutiens les jeunes athlètes, j’analyse leurs vidéos et je leur donne des retours sur leur technique et leur tactique.
De nombreux athlètes s’entraînent trop et sans plan. Souvent, il ne leur manque que quelques éléments. C’est la raison pour laquelle je leur prépare des plans d’entraînement et que je fixe avec eux des objectifs réalistes. Un bon coaching ne se définit pas seulement par la transmission de connaissances sur l’aviron, mais aussi par une instruction positive, une planification de l’avenir et de l’aide dans la prise de décision. Les connaissances pédagogiques sont aussi importantes que les connaissances spécialisées, car les jeunes ont besoin d’une personne de confiance. Je travaille avec certains rameurs depuis trois ans déjà et le fait de les voir évoluer au niveau sportif mais aussi au niveau humain me remplit de fierté. Ce qu’ils apprennent dans le sport s’applique aussi dans d’autres domaines de la vie.
L’aviron m’a donné une identité, comme une chose à laquelle je pouvais m’accrocher. Vu que mon père a longtemps travaillé à l’étranger, j’ai vécu trois ans en Suisse et trois ans en Espagne, deux ans en Allemagne et onze ans en France. L’aviron était mon point d’ancrage et mes différents entraîneurs étaient des guides importants. Je leur suis très reconnaissant car c’est grâce au savoir qu’ils m’ont transmis et à mes propres expériences que je peux aujourd’hui faire des coachings en ligne. C’est désormais comme ça que je gagne ma vie et que je vis à Costa Mesa, en Californie, avec ma femme, nos quatre enfants et nos animaux domestiques.
Xeno Müller, 48 ans, a participé trois fois aux Jeux Olympiques – en 1992 à Barcelone, en 1996 à Atlanta (or) et en 2000 à Sydney (argent). Il a étudié les relations internationales aux Etats-Unis et y a rencontré sa femme, peu de temps avant les Jeux Olympiques 1996 d’Atlanta. Depuis, il vit à Costa Mesa, Californie (USA), mais a continué à faire partie de l’équipe suisse jusqu’en 2002. Il a quatre enfants (trois fils et une fille), de 22, 21, 18 et 12 ans. Ses ainés sont passionnés de musique et d’art. Xeno Müller a vaincu ses problèmes de troubles du rythme cardiaque grâce à une opération réussie.
Sur le blog « Sans filtre », des athlètes racontent des épisodes de leur vie avec leurs propres mots. Ils parlent de victoires et de défaites, de bons et de mauvais moments, du fait de tomber et de se relever. Les athlètes illustrent ainsi la diversité du sport suisse et montrent ce qui rend le sport si précieux.